thankyouforcoming

Isabelle Giovacchini - Je suis une autarcique par Camille Paulhan
26.11.22

I can't help it, studios move me; I wanted to propose for thankyouforcoming portraits of studios, words of artists collected in these places, in front of their works. It is more a question of what a studio does to artistic production, of how one works there, how one strolls there.

Lire le feuilleton d'atelier #14
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The author
Camille Paulhan

The artist
Isabelle Giovacchini

Savoir, au juste, si et comment la lumière spécifique de l’automne sur les carreaux, l’acoustique défaillante ou les odeurs du restaurant mexicain au pied de l’immeuble influent sur les œuvres que produisent les artistes.

Savoir, également, ce qu’on y écoute comme musique, quelles cartes postales ont été punaisées aux murs, si l’on marche sur des bâches, du papier bulle, des points de peinture ou des chutes de papier. Y voir, aussi, les para-œuvres, les infra-œuvres, les pas-tout-à-fait-œuvres, les plus-du-tout-œuvres, et être donc au cœur du moment du choix.
Je n’avais pas très envie qu’apparaissent mes questions, elles se sont donc effacées.

Isabelle Giovacchini parle vite, comme si elle avait peur d’oublier quelque chose – nous avons pourtant tout le temps. Elle me reçoit dans la pièce principale de son atelier-logement du 13e arrondissement, dans lequel elle vit depuis seulement quelques mois. Il y a derrière la cloison un autre petit espace, un labo photo en cours d’aménagement. Mais cette pièce très lumineuse est là où le travail se met en forme, se compose, sur différentes tables dévolues à des activités qu’Isabelle Giovacchini enchaîne en passant d’un poste à un autre. Sur les étagères où d’imposants livres de photographie côtoient des ouvrages théoriques sur l’image, de petits objets ont été disposés, cailloux, roses des sables, coquillages, fossiles…

(suite du texte après les images)

Je pressens que rien n’est le fruit du hasard, que le décoratif n’a guère sa place, que tout objet prend dans ces lieux sens par rapport à une pensée perçue comme un tout, dense et concentré. La photographie semble n’être nulle part ici, alors qu’elle transpire en réalité partout, et notamment dans les petits psychés à l’encadrement en bronze dont le tain paraît piqueté, et qui s’avèrent lorsqu’on s’en approche plus près être des photocopies noires de miroirs. Tandis que je lampe copieusement mon verre de sirop à l’eau saveur fraise des bois, Isabelle Giovacchini révèle patiemment chaque projet dont elle me parle, en retournant une par une les œuvres de leur position face contre mur auxquelles elles paraissent avoir été condamnées.
Et en effet, avec elle, il s’avère que pour mieux voir, sans doute est-il préférable d’accepter quelque temps d’être un œil aveugle, et de n’être pas tellement pressée.

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" J’ai commencé à dessiner très tôt, et je faisais essentiellement des copies. Je voulais reproduire des images déjà existantes, à la perfection. Ce n’est pas pour rien que je me suis intéressée à la photographie ensuite.
Au lycée, j’ai emprunté l’appareil photographique de mon père, et j’ai très vite acheté mon premier agrandisseur.

Juste après mon baccalauréat, je suis entrée à l’université en arts plastiques, et très rapidement j’ai eu envie de faire des expérimentations photographiques ; dans la colocation où je vivais, j’ai aménagé une pièce en chambre noire pour pouvoir installer un labo photo. Ce n’était vraiment pas la prise de vue qui m’intéressait, mais le travail d’atelier : mélanger les chimies, faire des tests sur papier, solariser, etc.

Ensuite, je suis entrée à l’école d’Arles, où j’ai développé une pratique essentiellement expérimentale de la photographie. J’avais dégoté une carte de photocopies qui ne décomptait pas les épreuves, et j’ai beaucoup travaillé avec la photocopieuse de l’école, notamment des photocopies de miroirs. Et à chaque fois que je déménageais, j’installais dans mon logement un espace atelier, même un placard s’il le fallait comme à la Villa Médicis où j’ai ensuite été résidente, mais il me fallait ce lieu.

À la fin des années 2000, après mon diplôme, j’ai été assistante à la galerie Michèle Chomette. Cette expérience m’a beaucoup formée, ne serait-ce que parce que travailler avec elle a été pour moi une éducation du regard : elle avait une exigence théorique très élevée, m’a fait découvrir tous les primitifs de la photographie, et avait un véritable œil, elle relisait avec beaucoup de précision tous mes dossiers. Mais comme elle contrôlait aussi tout dans sa galerie, et lui dédiait son existence, je faisais office de plante verte. Sur tous ces temps où je n’avais rien à faire, j’ai commencé à avoir chez elle une pratique d’atelier. Pour Michèle, tant que je faisais toutes mes missions, je pouvais me permettre de travailler pour moi le reste de la journée. J’ai alors réalisé des œuvres à la galerie, notamment une série où je piquais des toiles vierges enduites au gesso avec une aiguille, ou une autre à partir des mots croisés du Monde. Être assistante là-bas a presque été une résidence, qui a duré quasiment deux ans et demi.

Au début des années 2010, j’ai bénéficié d’une résidence longue à la Cité internationale des arts, à Montmartre. J’avais un grand atelier de peintre, très lumineux, comme une serre. Il était évidemment impossible de penser ce lieu comme un atelier de photographe, et je me suis dit que j’allais tirer parti de cet espace, en l’utilisant comme une chambre lumineuse. J’ai réalisé de très grands tirages, que je suspendais à la balustrade de l’atelier, et qui s’égouttaient dans une piscine gonflable que j’avais remplie de fixateur, et déposée sur le sol du rez-de-chaussée.

Très rapidement, je n’ai plus eu d’atelier, et ma pratique a inévitablement changé, j’ai réalisé des œuvres de plus petits formats, avec des moyens plus modestes. On peut toujours travailler, même quand on n’a pas d’espace. Pendant le premier confinement, j’étais chez ma mère et je n’avais quasiment rien, pas de matériel, que du papier photo et des rideaux occultants. Je me suis penchée sur deux livres trouvés dans sa bibliothèque, un sur les oiseaux, un autre sur l’alpinisme. J’ai improvisé un labo photo au pied de mon lit, et ai travaillé avec des papiers insolés et mon téléphone portable.

Je bénéficie de cet atelier-logement depuis quelques mois seulement, il est très calme et très lumineux, il ressemble aux ateliers de photo de la fin du XIXe siècle. J’ai séparé les espaces : il y a une petite pièce qui va servir de laboratoire photo, que je finis d’aménager, et cette grande pièce dans laquelle je travaille tous les jours.

Je n’ai jamais été capable d’avoir un atelier en dehors de chez moi, même au bout de la rue. J’ai testé une fois, car j’étais allée vivre dans une ville où l’immobilier était très peu cher ; j’ai pris un atelier où j’ai en réalité stocké mes pièces, et n’y ai plus jamais mis les pieds. Je préférais travailler à l’appartement, dans un coin de pièce, à faire mes œuvres dans des situations inconfortables, parce que c’était plus pratique pour moi. Au demeurant je travaille systématiquement au sol, j’aime pouvoir être au-dessus de ce que je fais. Un peu comme la tête d’un agrandisseur photo, quand j’y pense, d’ailleurs.

Comme j’ai un mode de vie plutôt nocturne, c’est important de pouvoir me lever au milieu de la nuit avec une idée, et de pouvoir y travailler immédiatement. J’ai besoin d’avoir tout à portée de main, d’avoir mon labo à côté de moi, à proximité du lieu où je vis. La nuit, il y a moins de bruit, c’est aussi plus simple quand on travaille la photographie, car il fait sombre et on n’est pas sollicité par les mails, les coups de téléphone. C’est un temps, un rythme beaucoup plus propice à mon travail.

Quand je travaille, je peux m’y mettre dix heures d’affilée, de manière très intensive, mais toujours sur plusieurs choses pour pouvoir être assez endurante. Je vais des encadrements aux dossiers en passant par les tirages, les recherches, et tout avance très bien en même temps. Je n’écoute pas de musique, c’est silence absolu et boule Quies, je suis absorbée par ce que je fais. J’aime le travail de détail, j’utilise souvent une table lumineuse, des loupes ou des compte-fils. L’atelier est un lieu uniquement de travail, je ne m’y repose pas, je n’y mange pas.

Même si le cinéma est une source d’inspiration majeure, il ne me viendrait pas à l’idée de regarder un film dans mon atelier : comme je trouve qu’on réfléchit mieux à l’horizontale, je les visionne toujours dans mon lit, la plupart du temps la nuit. Et comme je suis une fanatique de la capture d’écran, cela dure des heures parce que je collectionne compulsivement certaines images, par exemple les coups de flash dans les films.

De manière générale, j’aime accumuler : je fais la chasse aux trèfles à quatre feuilles, je fais des offrandes dans des églises, plus pour la beauté du geste que par croyance. À Rome, ça m’a occupée des journées entières et vidé mon porte-monnaie ! Et, comme j’ai un œil attiré par les détails, je prélève systématiquement quand je vais marcher quelque part. Dans l’atelier, on retrouve le fruit de ces collectes : des coquillages, des fossiles, un crâne de chien, des edelweiss du Mercantour… Et puis il y a d’autres objets liés à des rituels, à l’entrée de chaque atelier une carte postale d’Ed Ruscha qui me suit depuis des années, avec une boucle d’oreille rouge. J’aime aussi avoir sous les yeux une reproduction d’une photographie de William Burroughs : elle est posée sur mon bureau, derrière mon ordinateur, et il me regarde d’un air consterné. Il y a toujours des images des Peanuts de Schulz, qui sont pour moi aussi importants que n’importe quel livre d’histoire de l’art, et aussi des objets qui me servent d’oracle. J’associe une image tirée au hasard du catalogue They Called Her Styrene d’Ed Ruscha et une proposition des Stratégies obliques de Brian Eno et Peter Schmidt, puis je lance un dé six faces pour connaître la qualité de l’oracle du jour. À 3, c’est un peu moyen… mais à 6 il faut vraiment en tenir compte !

Il y a des artistes qui arrivent à vivre avec leur travail, pas moi. Pour les besoins de notre rendez-vous, j’ai présenté mes travaux, mais dès que tu seras partie, je vais tous les retourner contre le mur ; ceci pour des raisons de conservation, bien sûr, mais pas que. Mes œuvres, une fois qu’elles sont finies, il faut qu’elles sortent, que je puisse passer à autre chose. Je vis déjà dans mon atelier, si en plus j’accrochais mes œuvres au mur, ce serait insupportable.

Comme je suis plutôt solitaire, j’aime les visites d’atelier en tête-à-tête, et pas collectives. J’ai besoin d’un vrai échange, et j’aurais du mal à l’idée de recevoir une personne avec qui j’envisage une rencontre humaine et professionnelle avec d’autres gens. Il m’est aussi impossible de m’imaginer travailler dans un atelier collectif, où il y a du bruit et des sollicitations. Même un espace individuel dans un ensemble d’ateliers d’artistes me gênerait. J’ai besoin pour mon travail d’une très grande stabilité, de silence et d’une disponibilité absolue. L’atelier, c’est mon territoire, mon repaire : je suis une véritable autarcique. C’est la principauté d’Isabelle Giovacchini ! "

Camille Paulhan et Isabelle Giovacchini pour thankyouforcoming, Printemps 2021.