Fiction autour des œuvres de Silina Syan I Par Sonia Recasens
MADE IN LOCAL est un programme de commande de textes initié en 2020 auprès des critiques d’art et commissaires d’exposition venu·es en résidence ACROSS sur la Côte d’Azur.
Devenir femme
Quand je serai grande, j’aurai des milliers de bijoux. Des bijoux qui brillent. En or. Avec des paillettes. Des strass. J’aurai des boucles d’oreille, des colliers, des bagues, des bracelets, des boucles au nez, des bracelets de chevilles, des bagues aux pieds, des bijoux de cheveux, des manchettes aux bras. Je serai belle et forte comme Wonder Woman, comme une star de Bollywood, comme une chanteuse de RnB, comme une déesse hindoue. Mes bijoux feront de la musique au rythme de mes pas.
Mes bijoux seront mon armure, mon héritage, ma fortune.
Quand je serai grande j’aurai les ongles longs. Je les tunerai comme mon frère tune sa moto. Je serai la Queen du Nail Art. Les ongles seront mon espace d’expression, de création et de transgression. Cagole, sexy, kitsch, vulgaire, superficielle… Mes ongles longs séduiront et dérangeront.
(suite du texte après les images)
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Silina Syan, J’aurais pas osé, 2019. Edition, 385 pages. Crédit photo : Silina Syan
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Silina Syan, Aller là-bas, 2019. Video, son couleur, 15’’31. Crédit photo : Silina Syan
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Silina Syan, J’aurais pas osé, 2019. Edition, 385 pages. Crédit photo : Silina Syan
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Silina Syan, Arriver Ici, 2019. Video, son coukeur, 6 »33. Crédit photo : Silina Syan
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Silina Syan, Pink Paradise, 2018. Video, son couleur, 9 »54. Crédit photo : Silina Syan
J’ouvrirai mon propre salon ongulaire. Un safe place pour que les femmes Osent. Grâce à leurs ongles longs, elles apprendront à affirmer leur féminité ostentatoire, à exacerber leur puissance menaçante.
Mes griffes acérées seront fièrement exhibées en signe de résistance, en signe de défiance.
Immigrée de nulle part, étrangère de l’intérieure
Aujourd’hui, elle est grande et elle a besoin de réponses. Les histoires qu’elle se racontait enfant ne suffisent plus.
Petite, elle adorait le jeu des 7 familles. Mais au lieu de jouer à plusieurs avec des cartes de Disney ou des animaux de la ferme, elle préférait y jouer seule avec les photos de sa famille, qu’elle retirait des différents albums soigneusement rangés dans le confiturier du salon. Avec leurs couvertures de forêt, de cascade ou de plage, ces albums la fascinaient, mais ils étaient trop encombrants pour son petit corps, ils étaient difficile à manipuler. Et puis les photos étaient classées dans un ordre précis, ce qui laissait peu de places à l’improvisation. Elle préférait les enlever du film plastique et les mélanger pour constituer une pile imposante.
Elle pouvait ainsi prendre chaque image dans ses mains, les toucher et les approcher de son visage pour les regarder, les scruter, comme si elle déchiffrait une carte aux trésors. Elle observait attentivement les vêtements, les bijoux, les coiffures, les gestes… Elle imaginait les conversations, les personnalités, les bruits et les parfums. Elle s’imaginait avec eux. Elle s’écrivait des scénarios où elle était toujours la chouchoute des grands, où elle recevait des compliments, où on lui coiffait les cheveux en tresses, où on lui donnait des gâteaux, où on la prenait sur les épaules… Parfois, elle se lançait le défi de se rappeler les noms de chacun, comme sa mère les lui avait appris. Elle essayait aussi de se remémorer les liens de parenté. Qui est qui ? Pour qui ? Mais ce jeu-là était difficile. Il y avait beaucoup de visages qu’elle n’avait jamais vus pour de vrai parce qu’ils n’étaient plus là depuis longtemps ou parce qu’ils étaient là-bas et que là-bas, c’était très loin.
En manipulant ces photos de famille, elle voyageait dans une multiplicité de passés et de bleds… Elle passait des heures à étaler consciencieusement les images devant elle, à reconstituer les morceaux épars d’un large puzzle, à combler les blancs avec la puissance de son imagination.
Elle se projetait dans une histoire qu’elle n’a pas vécue, une histoire qu’elle se fabriquait en reconfigurant la géographie et la généalogie.
Aujourd’hui, elle demande à ses parents de lui raconter leur histoire, leur expérience. Son père lui déroule l’album de son arrivée ici après l’obtention de son bac là-bas. Sa mère lui présente les photos prises là-bas après son mariage ici. Son père tient l’album photo comme un livre géographique. Sa mère étale les photos comme une diseuse de bonnes aventures. Son père énumère les villes, les places, les dates, les nationalités… Sa mère décrit la chaleur de l’accueil, la beauté des visages, le merveilleux des paysages. Son père pose fièrement, souvent seul, devant une place, un monument, un restaurant, une voiture, une fontaine… Il y a toujours beaucoup de monde autour de sa mère. Son père est en jean, t-shirt et veste. Sa mère est en sari.
Son père est l’immigré ici. Sa mère est l’étrangère là-bas.
Elle, elle est à la jonction des deux : une immigrée de nulle part, une étrangère de l’intérieure.
Sonia RECASENS, Mai 2020.
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