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Feuilletons d'atelier

Charlotte Charbonnel - L’atelier est une façon de voyager sans se déplacer, par Camille Paulhan

23.06.23
Charlotte Charbonnel - L’atelier est une façon de voyager sans se déplacer, par Camille Paulhan
23.06.23

I can't help it, studios move me; I wanted to propose for thankyouforcoming portraits of studios, words of artists collected in these places, in front of their works. It is more a question of what a studio does to artistic production, of how one works there, how one strolls there.

Lire le feuilleton d'atelier #19
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The author
Camille Paulhan

The artist
Charlotte Charbonnel

Savoir, au juste, si et comment la lumière spécifique de l’automne sur les carreaux, l’acoustique défaillante ou les odeurs du restaurant mexicain au pied de l’immeuble influent sur les œuvres que produisent les artistes.

Savoir, également, ce qu’on y écoute comme musique, quelles cartes postales ont été punaisées aux murs, si l’on marche sur des bâches, du papier bulle, des points de peinture ou des chutes de papier. Y voir, aussi, les para-œuvres, les infra-œuvres, les pas-tout-à-fait-œuvres, les plus-du-tout-œuvres, et être donc au cœur du moment du choix.
Je n’avais pas très envie qu’apparaissent mes questions, elles se sont donc effacées.

Il y avait comme un air de déjà-vu la première fois que je me rendais chez Charlotte Charbonnel ; j’étais venue voir quelques années auparavant une exposition dans un atelier-logement situé dans cette allée parisienne.
Mais le souvenir d’un espace aux murs immaculés avait rapidement disparu lorsque j’avais découvert l’atelier-logement de l’artiste, qui correspondait pour moi bien plus à l’image fantasmatique de l’antre ou de la grotte – certes parfaitement rangée, chaque objet, choisi avec soin, ayant l’air d’être à l’exacte place qu’il méritait.

(suite du texte après les images)

Ce qui m’avait frappée, c’était la présence massive de ces objets, qui nécessiteraient sans doute un inventaire muséal : concrétions minérales, dés, galets, coquillages, racines, ex-voto, merveilles de la nature, éponges, roses du désert, morceaux de verre ou de plomb, gorgones… Le tout s’accommodait bien de la présence d’œuvres – sculptures, gravures ou dessins – pleinement achevées ou encore en cours, parfois accompagnées de schémas ou d’esquisses préparatoires. L’imposant escalier central en vis permettait de dédoubler l’espace des murs potentiels pour des images de toute sorte, dans un atelier refusant clairement d’avoir un centre bien défini : j’y reconnaissais des cartes du ciel, des gravures de pluies de météorites, de cristaux ou de cornes de cerf. Je ne sais guère comment se comportent les autres visiteur·euses de l’atelier de Charlotte Charbonnel, mais avec ses milliers d’images, ses petits objets, ses tiroirs, ses outils mystérieux, celui-ci fonctionne comme un véritable piège à œil (ou tout du moins au mien). La grande chambre photographique de l’artiste, avec son soufflet, qui trône au rez-de-chaussée devant la fenêtre, ne dit pas autre chose.

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" Si je songe à la première fois où j’ai travaillé, je pense à ma chambre d’enfant, et notamment à une armoire massive en bois, qui s’y trouvait. J’aimais m’y enfermer, dire qu’elle permettait d’accéder à un autre monde. La chambre est le premier lieu où je me suis raconté des histoires.

Lorsque je suis entrée aux Beaux-arts de Tours, j’ai beaucoup pratiqué la photographie. Pour moi, la photographie, c’était d’abord la chambre, là où tout est possible quand tu fermes le rideau et que tu t’isoles de la réalité. C’est là que se révèle l’image, c’est un accès à la connaissance, au savoir et à la technique. J’aimais les objets liés au développement, la capacité que l’on acquiert de maîtriser parfaitement tous les gestes à effectuer dans le noir complet. C’était l’endroit où lorsqu’on avait réussi à gérer la technique, tout pouvait advenir, un espace de liberté et d’expérimentation où le temps était suspendu, une sorte de grotte. Paradoxalement, je n’ai que peu de souvenirs des ateliers collectifs à l’école, j’étais assez nomade. Mais parallèlement à ces lieux où je ne laissais que peu de choses, j’accumulais beaucoup chez moi. Depuis l’enfance, la collecte occupe une place importante dans mon imaginaire. Dans mon appartement tourangeau, je possédais un caméléon séché, une pieuvre dans du formol, des animaux morts, des crânes, des cailloux, le tout ramené de voyages ou issu de trouvailles lors de marches. J’avais une vraie fascination pour l’observation de matières organiques figées ou en évolution.

Ensuite, je suis allée étudier la scénographie à Paris-VIII, puis je suis entrée à l’École des arts décoratifs en troisième année dans la section art-espace, et c’était encore un autre type d’atelier. Cela ne ressemblait en rien aux espaces que l’on avait aux beaux-arts, c’était plutôt une salle de classe polyvalente où il fallait constamment ranger, ne rien laisser en place, on nous incitait beaucoup à penser au démontable.

J’y travaillais peu, je passais beaucoup de temps à l’atelier métal. Je n’aimais pas trop les ateliers collectifs, où l’on se sentait vite observée, et je n’étais pas très à l’aise avec le fait qu’à l’école on doive constamment se justifier.

Après mon diplôme, j’ai eu la chance qu’on me propose de partager un atelier à Paris pendant plusieurs années, et j’ai pu avoir un espace pour laisser des choses en place et expérimenter. Nous étions deux, et c’était très différent de l’atelier collectif : on peut faire des pauses, demander l’avis de l’autre, échanger sur différents points. C’est également moins de solitude. C’est dans cet atelier que j’ai commencé par exemple à faire des cultures, comme celles de cristaux de sel par exemple, ce que je ne pouvais pas vraiment faire à l’école. J’ai aussi pu réaliser des œuvres qui demandaient beaucoup d’espace, car nous disposions d’un îlot central assez vaste. Ceci étant, l’espace n’a jamais été un frein pour développer des choses, parce que je travaille souvent en fonction des invitations que l’on me fait, et essentiellement par rapport à des lieux spécifiques. Ainsi, l’atelier se déplace dans le lieu lui-même.

Après l’atelier partagé, j’ai demandé un atelier-logement, et on m’a proposé celui-ci au bout de quelques mois. Cela fera huit ans dans peu de temps que je l’occupe. Je trouve que cela met du temps de s’approprier un lieu pour travailler. Ici par exemple, il y a une grande hauteur sous plafond, beaucoup de lumière, et le sol est entièrement carrelé. Je voulais prendre en compte ces données tout en conservant un aspect pratique à l’atelier, de l’adaptabilité en fonction des projets.

Avoir un atelier-logement est confortable, même si au début nous avons dû modifier considérablement le lieu pour aménager au mieux l’espace de vie, en fabriquant des mezzanines notamment. Mais savoir que l’on peut descendre à l’atelier pour travailler à toute heure, même la nuit, est très agréable. C’est un espace assez intime, parce que c’est également chez moi, mais outre les stagiaires qui parfois m’assistent, j’y reçois souvent des personnes pour des visites, y compris des groupes. C’est un lieu de travail, bien sûr, mais aussi de vie : il y a les chats qui sont là, je peux y faire un peu de yoga ou de méditation, écouter de la musique, généralement des nappes sonores sans paroles. Je passe beaucoup d’heures à ranger et à faire le ménage, un temps qui est très important, peut-être aussi important que le travail. Je comprends très bien qu’au Japon, le ménage soit lié à des rituels : c’est une activité méditative, où l’on met en place des procédés machinaux qui permettent à l’esprit de divaguer. C’est aussi un moment pour s’occuper de ses objets, en enlever la poussière, en prendre soin, et surtout les voir autrement, passer du temps avec eux. C’est comme lorsqu’on fait un grand rangement, on retrouve des objets, on les sort du passé et on peut renouer avec eux pour qu’ils nous amènent vers autre chose. Cela permet aussi d’organiser les matériaux, les outils, les échantillons, les éléments de quincaillerie qui peuvent servir pour des pièces à venir.

J’aime les objets, j’ai besoin d’en avoir autour de moi, dans mon logement comme à l’atelier ; j’en ai toujours beaucoup ramené, que je trouvais, que j’achetais, qui étaient une manière de se rappeler un voyage, une culture, une histoire, une rencontre… L’atelier est une extension de soi, une façon de voyager sans se déplacer, un espace de liberté. Comme l’armoire magique dont je parlais plus tôt, c’est une caverne, un lieu très personnel d’où sortent des éléments intimes de ton histoire. Mes objets sont une sorte de famille, ils sont tellement présents que parfois je ne les vois plus, et c’est le regard extérieur qui vient les animer. Je peux passer des journées à les contempler, à me remémorer ce que j’ai, en me disant que certains d’entre eux vont activer une case dans mon cerveau. L’atelier aussi est un cerveau.

Très vite, j’ai beaucoup utilisé l’ordinateur pour mes recherches. L’ordinateur est un atelier en soi, sur lequel j’ai des dizaines d’onglets constamment ouverts, et qui comportent beaucoup de définitions, de notions, de concepts et de taxonomies. C’est une façon de sortir un peu des objets, d’être dans un rapport plus immatériel aux choses. La recherche est très importante dans mon travail : j’ai passé beaucoup de temps en bibliothèque, mais c’est un peu angoissant, de se dire que l’on est enfermée avec toutes ces personnes en train de réfléchir en silence… C’est pour cela que j’adore travailler au café. Les gens qui m’entourent y font autre chose, on est dans le mouvement et le bruit peut aider à s’isoler. J’ai beaucoup aimé travailler dans le train, en déplacement. Je ne cherche pas forcément la rigueur, le fait d’être tous les jours derrière un bureau, j’ai besoin aussi de sortir de l’atelier lorsque je suis en recherche.

L’atelier, c’est tout de même assez relatif. Dès ma sortie de l’école, mon enjeu était de faire vivre mon travail à l’extérieur, de le confronter à d’autres espaces. Je me suis toujours adaptée, que ce soit à l’absence d’atelier ou aux ateliers successifs. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir un lieu où je peux entreposer mes collections, fabriquer mes maquettes, tester des choses, faire mes recherches, mais j’ai toujours travaillé à l’extérieur. La plupart de mes œuvres sont concrétisées en dehors de lui, produites dans des espaces techniques. L’atelier est un lieu de réflexion, de contemplation, de rêverie, de conception, mais peu de réalisation. Parfois, je fantasme un immense atelier, d’un espace vide sans rien, plus aucun objet où l’œil peut s’accrocher. Et en même temps, j’ai besoin de ce rapport à la matière, à l’accumulation. La meilleure définition de l’atelier pourrait osciller entre les deux. D’une certaine manière, l’atelier est un garde-manger. "

Camille Paulhan et Charlotte Charbonnel pour thankyouforcoming, Printemps - Été – 2023.