Sarah Netter, Mouna Bakouli et Johan Christ-Bertrand,
par SISSI [Élise Poitevin & Anne Vimeux]
MADE IN LOCAL est un programme de commande de textes initié en 2020 auprès des critiques d’art et commissaires d’exposition venu·es en résidence ACROSS sur la Côte d’Azur.
Au printemps 2019, inspirées par le compte Instagram @sadtopographies , nous commençons à circonscrire les contours d’une réflexion sur notre statut de jeunes curatrices d’un art space indépendant : Poverty Island, Loser Lane, Depressed Lake, ROAD TO MISERY…
Accumulant pression, fatigue et précarité, la formule de Bartleby, « I would prefer not to », nous revient à l’esprit. Farniente, ne rien faire, œuvrer depuis son lit, représenterait une meilleure manière de vivre, une autre voie, peut-être même une révolte douce et joyeuse quand priment productivité et compétition.
En janvier 2020, lors de la résidence ACROSS#24 de thankyouforcoming à Nice, nous rencontrons Sarah Netter, Mouna Bakouli et Johan Christ-Bertrand, étudiant·es et diplômé·es de la Villa Arson.
Dans leurs œuvres, nous trouvons des mises en formes possibles de cette intuition.
(lire la suite après les images)
- (125.89 KB)
Sarah Netter, Janus, 2020
Vue d’exposition, tissu, cire, métal, toile cirée
Crédit photo : Silina Syan - (319.57 KB)
Sarah Netter, Janus, 2020
Tissu, cire, métal, toile cirée (détail)
Crédit photo : Silina Syan - (221.19 KB)
Mouna Bakouli, Le squelette enlevant sa capuche en chair, 2018
Peinture de carrosserie sur toile
Crédit photo : Mouna Bakouli - (189.47 KB)
Mouna Bakouli, L’homme à la chevelure d’oreilles, 2017
Crayon sur papier
Crédit photo : Mouna Bakouli - (259.22 KB)
Johan Christ-Bertrand, Hikiko / Memento Mori, 2019
Huile sur toile
Crédit photo : Johan Christ-Bertrand - (268.13 KB)
Johan Christ-Bertrand, Hikiko / Memento Mori, 2019
Huile sur toile (détail)
Crédit photo : Johan Christ-Bertrand
Sarah Netter se joue, dans ses œuvres, du réemploi de matériaux obsolètes : rembourrage, grillage de poule, papier Q mâché, plâtre, rouille, skaï… En travaillant par modelage, elle préfère à la céramique, la cire, modulable à l’infini. Par la fonte et la refonte des objets créés, elle érige des formes qu’elle recouvre de tissus kitsch glanés sur les marchés et dans les fripes mimant faussement le luxe et l’opulence. Janus (2020) représente une créature à deux têtes haute de près de 3 mètres, qui nous observe emmitouflée dans un vieux carré de pied-de-poule. À la manière d’un sortilège, Riddikulus , où le sorcier métamorphose sa peur la plus profonde en un gag comique, Sarah Netter travestit le dieu romain du commencement et des fins en un être carnavalesque. Toujours dans l’idée de la transformation, elle opère des traductions pirates de tribunes politiques de l’espagnol vers le français « à la recherche d’outils langagiers, théoriques et militants, non euro-centrés ». Ses sculptures « à bas prix » et ses écrits sauvages permettent un décorticage des trans-espaces textuels et visuels rendant la lecture et l’accès à la compréhension possibles pour tout·e·x·s.
Dans l’œuvre de Mouna Bakouli, c’est le cheminement inverse qui se produit. Si dessins et peintures s’effectuent sur des matériaux pauvres et révèlent un goût pour la récupération, le seconde main — autant l’objet déjà utilisé que la chose de seconde zone, le low, le crade, le PMU —, les formes, ici, se dénudent. Le corps est donné à voir au-delà de la chair, les organes jusqu’aux os, fragilisé par « l’angoisse du monde du travail ». Ce regard anatomique montre des êtres vivants sans vigueur, animés par des fluides secs, des « sac[s] d’ordures qui pend[ent] de la tête ». Passé ce premier état de décomposition macabre, elle propose une œuvre aux teintes musicales jouant avec les contretemps, un rapiècement de fragments disparates, « un sauté de cervelles ».
Improvisation, polyrythmie, syncope, le vocabulaire du souffle propre à l’énergie du jazz se prête bien à la description des œuvres de Mouna Bakouli. Par le rythme, le tempo, le rire et la dérision, elle redonne vie à des pantins désarticulés, des petits pois déshydratés, des intestins entrelacés.
Néanmoins, au bord du délabrement, ce corps usé par l’urgence productive en appelle au repos, au retrait du monde. En regard, Johan Christ-Bertrand puise dans les univers de l’animé, du jeu vidéo et de la fantasy, mêlés à des symboles traditionnels, les multiples références qui composent ses toiles à l’ambiance digitale. Il dépeint une épreuve personnelle du jeu, dont l’interprétation ne se fait plus du point de vue du game mais du côté du play, à partir de l’expérience intérieure du joueur. L’œuvre au titre évocateur, Hikiko / Memento Mori, (2019) suggère l’intimité calfeutrée d’une chambre où apparaît sur une fenêtre embuée, le mot calligraphié « hikikomori », désignant un état psychosocial où l’on vit cloîtré, mis au ban de la société. Sur une table en bois vieillie par les années, sont disposés un Transformer , un jeu de dés et la carte d’un paysage en nuit américaine. De cet isolement premier se crée un nouvel univers, de jeu et de fiction, de rôle et de hasard, dont le scénario est déjà écrit, sous-tendant la tragédie d’une prédétermination logicielle.
Dans les jeux d’arcade, dominés par le vertige et la perte de contrôle, le but n’est pas tant de gagner que d’éviter le plus longtemps possible de perdre. Ces trois artistes, à l’image d’une génération tourmentée par les impératifs de l’ambition sociale, persistent, sans déclarer forfait, à croire aux possibilités d’existences et de subsistances collectives.
SISSI [Élise Poitevin & Anne Vimeux], Mai 2020.
1/ Sur le fil Instagram du compte @sadtopographies de Damien Rudd se succèdent des captures d’écrans google map de lieux existants nommés tristement. Il réintroduit en cela de l’affect dans les images satellitaires de la géographie mondiale.
2/ MELVILLE Herman, Bartleby, 1853.
3/ ROWLING J.K, Le Prisonnier d’Azkaban, 1999. Sortilège permettant de donner une forme ridicule et désopilante. Enseigné par Lupin dans son cours de « Défense contre les Forces du Mal », ce sort est très efficace contre les Épouvantards.
4/ Sarah Netter, dans son mémoire intitulé PREFERENCES LINGUISTIQUES/A PERREAR, dédie une des parties à ses traductions pirates. Parmi ses auteur·e·x·s fétiches, elle cite Sayak Valencia, Paul B. Preciado.
5/ Ibid.
6/ Citation de Mouna Bakouli, à propos de son travail dans le texte publié à l’occasion de son diplôme en 2018. Sur le site : https://villa-arson.xyz/diplomes2018/mouna-bakouli (consulté en mars 2020).
7/ ARTAUD Antonin, « Pour en finir avec le jugement de Dieu – la recherche de la fécalité », Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, Gallimard, 1974.
8/ En référence à l’œuvre de Mouna Bakouli, Sauté de cervelle, 2018.
9/ TRICLOT Mathieu, Philosophie des jeux vidéos, Edition La Découverte, 2017.
10/ Hikikomori (引き籠もり) est un mot japonais désignant un état psychosocial et familial concernant principalement des hommes qui vivent coupés du monde et des autres, cloîtrés le plus souvent dans leurs chambres pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, et ne sortant que pour satisfaire aux impératifs des besoins corporels (source Wikipedia).
11/ Le Transformer est fait des pièces d’une Ford Mustang, en référence à la « fordite », une pierre précieuse venue de Détroit composée en réalité de l’accumulation de couches de peinture de carrosserie.
Un texte de Virginie Bobin 15.05.22
Par Camille Paulhan 26.11.22