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Feuilletons d'atelier

Natalia Villanueva Linares - L’atelier est une source d’abondance par Camille Paulhan

04.12.18
Natalia Villanueva Linares - L’atelier est une source d’abondance par Camille Paulhan
04.12.18

I can't help it, studios move me; I wanted to propose for thankyouforcoming portraits of studios, words of artists collected in these places, in front of their works. It is more a question of what a studio does to artistic production, of how one works there, how one strolls there.

Lire le feuilleton d'atelier #8
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The author
Camille Paulhan

The artist
Natalia Villanueva Linares

Savoir, au juste, si et comment la lumière spécifique de l’automne sur les carreaux, l’acoustique défaillante ou les odeurs du restaurant mexicain au pied de l’immeuble influent sur les œuvres que produisent les artistes.

Savoir, également, ce qu’on y écoute comme musique, quelles cartes postales ont été punaisées aux murs, si l’on marche sur des bâches, du papier bulle, des points de peinture ou des chutes de papier. Y voir, aussi, les para-œuvres, les infra-œuvres, les pas-tout-à-fait-œuvres, les plus-du-tout-œuvres, et être donc au cœur du moment du choix.
Je n’avais pas très envie qu’apparaissent mes questions, elles se sont donc effacées.

J’ai rencontré pour la première fois Natalia Villanueva Linares dans l’atelier Tania Bruguera, aux Beaux-Arts de Paris ; elle était en train de travailler, assise à un petit bureau, portant un tablier en lin qui paraissait démesurément grand. Elle répondait à mes questions tout en continuant à ligaturer de courtes mèches de cheveux pour la préparation de son installation Kill Me Honey (2011). J’avais été frappée par l’accumulation, sur cette table, de contenants destinés à ranger et à classer : petits ou grands sachets en plastique ou en papier kraft, ficelles, fils, élastiques et rubans colorés.

(suite du texte après les images)

Le travail de Natalia Villanueva Linares regorge de piles, de tas, d’agencements réguliers et ordonnés d’une matière qu’elle trie, sépare et dont elle ne cesse de prendre soin. L’interroger sur son rapport à l’atelier était une gageure, dans le sens où je ne pouvais la rencontrer dans celui qu’elle a aujourd’hui investi à Peoria (Illinois), à quelques milliers de kilomètres de Paris où elle réside actuellement. Mais Natalia Villanueva Linares ne craint pas la mobilité : elle m’a reçue une première fois dans la sacristie du collège des Bernardins, où elle avait été invitée pour une résidence. Nous avions rampé sous la structure de papier qu’elle avait construite pour l’occasion, afin d’entendre au plus près le bruit de l’épingle piquant les patrons de couture qu’elle suturait entre eux. Le fidèle bureau, toutefois, n’était pas loin, recouvert comme à sa bonne habitude de sachets, de ligatures, de petites pyramides composées. Plus tard, elle m’a accueillie dans un autre atelier, cette fois-ci en plein air, à Vitry-sur-Seine où on lui avait prêté une maison pour l’été. Les caves étaient pleines de ses malles métalliques et la table de jardin, puis la table de tennis de table, avaient été réquisitionnées pour l’occasion : un bureau à soi, encore et toujours.

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" Je n’avais pas beaucoup d’espace à moi quand je vivais encore chez mes parents. J’ai souvent partagé ma chambre avec ma sœur, et je possédais des boîtes à trésor, de grandes malles qui renfermaient essentiellement des costumes, des vêtements, des morceaux de tissus colorés ou brillants qui me faisaient du bien.
Il s’agissait de malles métalliques de mes parents, qui sont des objets qui ont beaucoup compté pour moi : quand ils ne servaient pas à déplacer les biens de toute la famille lors de nos voyages, j’avais le droit de les utiliser pour mes trésors et costumes.

Je suis entrée aux Beaux-Arts de Paris à 23 ans, quatre ans après être revenue en France : je pressentais que tout m’emmenait là-bas, mais sans savoir pourquoi. La seule chose que je désirais, c’était une table pour travailler. Comme je ne connaissais aucun enseignant, je frappais à toutes les portes, et tous me redirigeaient vers d’autres professeurs. Je voulais juste un endroit pour travailler et je ne comprenais pas qu’on me refuse une place. Le premier qui a accepté était Vincent Barré, et je suis restée dans son atelier une journée. Ses étudiants étaient très accueillants, ils ressemblaient à une famille où tout le monde s’entendait bien. Je n’étais pas entrée aux Beaux-Arts pour me faire des amis, pour créer une situation d’échange, je ne voulais pas être à charge de la sensibilité d’autres personnes car je voulais découvrir les formes de ma propre sensibilité. J’ai compris, pendant mon court passage par cet atelier, que ce rythme de partage n’était pas ce qui me convenait.

Il y avait souvent la queue devant l’atelier de Giuseppe Penone car beaucoup d’étudiants rêvaient d’y entrer. Le lendemain de mon expérience dans l’atelier Barré, je suis passée devant son atelier et il était seul.

Il a accepté de regarder mon portfolio et m’a dit que si je voulais, je pourrais installer une table dans son atelier car il appréciait l’identité de mon travail. Quand je suis revenue, il n’y avait qu’une seule fille qui bossait, et elle m’a aidée à m’installer. Sara Favriau était la massière de l’atelier, et nous sommes rapidement devenues des amies proches. Je me rendais à l’atelier tous les jours, en général du début d’après-midi jusqu’à ce qu’on me pousse dehors le soir à la fermeture.

J’ai donc monté une table, de façon à travailler le dos collé au mur, face à la fenêtre, et j’ai d’abord posé dessus une boîte en bois avec mes outils de travail : des stylos, des crayons à papier, des perles colorées, du fil… J’ai également ramené mon énorme malle en métal, qui d’abord contenait essentiellement des grandes bobines de fil et du papier kraft.

Une de mes visites au Pérou pour voir ma famille m’a beaucoup marquée : j’ai acheté quinze ou vingt kilos de colliers et de boucles d’oreille de couleurs différentes. À l’époque, je ne portais ni colliers ni boucles d’oreilles mais je ressentais le besoin d’accumuler ces objets, de les sentir ensemble, de les toucher et de les regarder. Une fois de retour à Paris, j’ai reconsidéré ces objets, et j’ai opéré une séparation entre l’utilité d’objets qui me font du bien et l’utilité d’objets qui peuvent être réellement partagés. Certains d’entre eux ont pris place dans la malle en métal.

Ce qui était très beau, dans l’atelier de Penone, c’était le silence. Même quand on travaillait avec de la musique, le silence s’instaurait très rapidement, chacun avait le sien propre. Cet atelier avait aux Beaux-Arts une présence particulière, et les autres étudiants ne le traversaient pas ; Penone était là pour parler avec nous de nos projets individuels quand il venait à l’école. On était constamment dans le faire et on avait tous cela en commun. J’avais exactement besoin de cela à l’époque : travailler encore et encore, et ne pas trop échanger à ce sujet avec d’autres étudiants.

Quelque chose a changé pour moi en 2007, car j’ai commencé à avoir davantage de contacts avec les étudiants de l’atelier, à accepter de discuter tout en travaillant, et ces discussions alimentaient le travail. Ma table se trouvait souvent entourée par eux – parmi lesquels Sophie Monjaret, Sarah Feuillas, Léa Klein, Anne-Charlotte Yver, Hyeryne Park, Alexandre Gaultier – pendant de longues heures. Lorsqu’Alban Denuit est entré à l’école, il m’a fait rencontrer beaucoup de personnes, qui étaient dans l’atelier d’Annette Messager, qui sont devenus des amis, comme Marion Bénard, Vincent Lemaire, Sabrina Lestarquit, Guillaume Duffner et Anne Leclerc. J’ai passé encore un an aux Beaux-Arts après mon diplôme, dans l’atelier d’Annette Messager qui était entre temps devenu celui de Tania Bruguera et nous avons rencontré Enzo Mianes et Martin Monchicourt. L’atelier est alors devenu pleinement un espace de jeux et de rires. Pour autant, je n’aime pas parler de ce que je fais : mon travail est tellement viscéral, que lorsque j’entends mes mots dessus, je trouve toujours qu’ils ne peuvent pas répondre assez justement à celui-ci.

Ce que je cherche, c’est d’arriver à une pièce où je pourrais disparaître et cela n’importerait pas, puisqu’elle pourrait communiquer sans moi.

Je suis partie rejoindre mon mari à Peoria peu de temps après la fin de l’école. Nous avons acheté une église abandonnée, que nous avons passé un certain temps à réaménager. J’étais très amoureuse et je devais travailler pour gagner de l’argent, donc j’ai commencé à travailler dans une ferme bio et à beaucoup cuisiner, à préparer des plats très minutieux et très colorés. Un jour, mon mari m’a dit : « Tu sais, j’aime beaucoup manger des sandwiches. Et je peux les préparer moi-même ». Il avait raison : j’ai arrêté la cuisine et j’ai repris mon travail. J’ai séparé un espace de notre maison pour m’en faire un atelier, et la première chose que j’ai faite a été de monter un bureau, avec une vieille porte et des cagettes de lait en plastique.

Depuis, nous avons déménagé et dans mon nouvel atelier, à Peoria, je ferme la porte pour être seule. Mes étagères sont à gauche et à droite de moi, mes malles au sol, et en face de moi mon mur est blanc, sans rien d’accroché. Quand j’ai besoin de me ressourcer, je regarde ce mur blanc et cela me donne un élan pour continuer. L’atelier est une source d’abondance, dans laquelle j’ai besoin d’équilibre. J’ai besoin de beaucoup d’espace, et j’ai plusieurs tables, quasiment une par projet. Il est difficile pour moi de laisser d’autres personnes y entrer, ni d’ailleurs prendre de photographies car c’est un lieu personnel où se trouvent tous les objets porteurs de l’éveil de ma curiosité.

À l’atelier, je danse souvent, c’est comme une ouverture sensible qui m’enveloppe, une matière protectrice invisible à l’œil nu. Je passe une partie de mon temps à ranger, pour être au plus proche de mes trésors, les comprendre, les déchiffrer, car c’est ainsi que se révèle l’évidence de leur partage, lorsque leurs histoires et la mienne se rencontrent. Je travaille la plupart du temps à partir de matières que je continue à collecter, notamment des papiers : papier kraft, papier d’emballage cadeau, patrons de couture, papier de soie, terre, aiguilles, fils… J’aime les accumuler, et leur beauté devient envahissante et enveloppante en même temps. Je veux partager la générosité des matières que j’utilise : cette transmission se fait à travers la multiplication de gestes répétitifs et une production excessive, qui peut parfois prendre des formes monumentales. Avec minutie, j’essaie de trouver une certaine simplicité même si c’est une qualité que je trouve difficile à nourrir.

Je vois l’atelier comme un lieu sacré, dans laquelle le silence se fait une fois que tu as traversé la porte. C’est quelque chose que Penone m’avait appris : le silence permet d’ordonner les projets, de les dessiner. Pour lui, le dessin n’est pas forcément quelque chose qui requiert un crayon, c’est d’abord la possibilité de réfléchir à toutes les probabilités d’un projet. L’atelier, c’est vraiment comme un zéro, un nid, un point de départ où les choses se recueillent, où tout se rencontre pour pouvoir commencer."

Camille Paulhan et Natalia Villanueva Linares pour thankyouforcoming, Hiver 2018.