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Made in local

Le temps passe tantôt en estompant, tantôt en développant les souvenirs.

28.06.22
Le temps passe tantôt en estompant, tantôt en développant les souvenirs.
28.06.22

Carte blanche à Neringa Bumblienė, résidente ACROSS #34.

MADE IN LOCAL est un programme de commande de textes initié en 2020 auprès des critiques d’art et commissaires d’exposition venu·es en résidence ACROSS sur la Côte d’Azur.

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L'autrice
Biographie de Neringa Bumblienė

La résidence
ACROSS #34

Plus d’un mois s’est écoulé depuis que j’ai séjourné deux semaines à Nice dans le cadre de la résidence ACROSS – la seule résidence en activité dédiée spécifiquement aux commissaires d’exposition et critiques d’art contemporain, située dans le sud de la France.
J’y suis arrivée alors que la fatigue et l’excitation que je ressentais après l’ouverture du pavillon lituanien à la 59e Biennale de Venise, dont je suis la commissaire, n’avaient pas encore faibli. J’y suis arrivée alors que l’invasion russe et la guerre en Ukraine continuaient à détruire ce pays et la vie de ses citoyen·nes. Pour les Lituanien·nes, cela a été et est toujours particulièrement dévastateur. Kiev n’est qu’à 700 km de Vilnius et ce n’est pas seulement en raison de cette proximité géographique que nous nous sentons tant touché·es, mais aussi parce que nous luttons depuis des siècles contre cette même puissance, brutale, de la Russie impérialiste.

En atterrissant à fleur de mer, j’ai compris que cette partie de la France, la Côte d’Azur, sommeillait en moi comme une rêverie inconsciente depuis que j’avais quitté la France après mes études à l’École du Magasin en 2014. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas trouvé l’occasion propice de revenir.

Nice m’a accueillie sous la pluie, avec un parfum vertigineux d’agrumes en fleurs. Pendant la résidence, dirigée par la curatrice Claire Migraine, j’ai été logée dans une belle maison sur une colline tranquille, accompagnée par les chants polyphoniques d’oiseaux, le jour, et de grenouilles, la nuit. La célèbre Baie des Anges et la surface hypnotique de la Méditerranée s’offraient à mon regard depuis chaque fenêtre. J’avais l’impression de rêver, d’habiter dans 'Swimming Pool' de François Ozon.

(suite du texte après les images)

Il n’y avait cependant pas beaucoup de temps pour la rêverie. Le programme était plutôt intense et s’étendait de la scène artistique de Nice à celle des villes voisines : Monaco, Antibes, Saint-Paul-de-Vence, Mouans-Sartoux, etc. La région est exceptionnellement belle de par sa lumière vive, ses paysages de collines verdoyantes, ses jardins exotiques luxuriants, sa mer azur et son ciel bleu clair. Historiquement, de nombreux artistes, collectionneurs et marchands d’art importants ont trouvé cette région inspirante et sont venus y travailler et y vivre : Anna-Eva Bergman, Marc Chagall, Hans Hartung, Henri Matisse ou Pablo Picasso, pour n’en citer que quelques-uns.

Lors de mon séjour, la Fondation Hartung Bergman a été inaugurée sur le terrain que le couple a acquis dans les années 1950 – une oliveraie de deux hectares et demi sur les collines d’Antibes. Inspiré·es par la région, l’artiste norvégienne Anna-Eva Bergman et l’Allemand Hans Hartung ont conçu et construit une villa et deux studios où chacun·e d’elle et lui pouvait travailler. L’équipe de la Fondation a réussi à préserver le site dans sa conception d’origine et a pensé, avec sensibilité, des expositions qui présentent non seulement l’œuvre spectaculaire de chacun·e des artistes, mais aussi leur mode de travail et de vie.

Non loin se trouve la première fondation d’art indépendante de France – du moins c’est ce qu’elle annonce – la Fondation Marguerite et Aimé Maeght, qui dévoile des interventions sculpturales d’éminents artistes du XXème siècle tels que Georges Braque, Joan Miró et Alberto Giacometti, dont les œuvres ont contribué à l’agencement du site.

Outre les fondations mentionnées précédemment, il existe des musées consacrés à l’œuvre de Picasso, Matisse et Chagall – j’ai d’ailleurs été touché de voir Portraits de réfugiés ukrainiens d’Olivier Roller projeté à la place d’un film sur la vie de Chagall dans le musée consacré à ce dernier.

Malgré l’attention et le dévouement notables accordés au passé glorieux de la région, la culture d’aujourd’hui semble ne pas bénéficier de la même considération. Il existe quelques institutions conséquentes et ambitieuses consacrées à l’art contemporain et moderne, comme le Nouveau Musée National de Monaco et le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice, mais on a le sentiment qu’il manque une structure qui articulerait et soutiendrait davantage les processus plus dynamiques de l’art créé aujourd’hui. À Nice, la Villa Arson, légendaire école d’art située dans un étonnant complexe moderniste conçu par l’architecte français Michel Marot, est toujours en activité et il existe un équivalent plus petit à Monaco – le Pavillon Bosio. Mais on m’a raconté que la plupart des jeunes talents partent pour les deux grands centres artistiques du pays que sont Paris et Marseille. Cependant, j’ai rencontré quelques artistes inspirants et reconnus internationalement, comme l’Italien Salvatore Arancio, qui travaille la vidéo et la céramique, et le légendaire peintre et land artiste niçois Noël Dolla. Je le vois encore en train de dessiner la mer, un oiseau, une étoile, une femme, l’amour et des bombes qui tombent près de la dédicace qu’il m’a faite.

En préparant la conférence que j’ai donnée sur le « commissariat d’exposition en temps de crise » au Narcissio (10 mai 2022), je me suis demandé comment le public local la recevrait. J’ai parlé de mes récents projets curatoriaux, et en particulier du pavillon lituanien à la Biennale de Venise de cette année. L’exposition pour le pavillon a été conçue juste au moment où la première vague de coronavirus s’est atténuée et a été inaugurée pendant la guerre en Ukraine. Les gens étaient curieux.

Dans le public, j’ai eu le plaisir de voir les visages de personnes intéressantes rencontrées pendant mon séjour : l’artiste Vuth Lyno du Cambodge, la curatrice Alexandra Khalepa d’Ukraine, l’artiste française d’origine polonaise Anna Tomaszewski, l’autrice Mathilde Roman qui travaille entre Nice et Monaco, et l’artiste lituanienne basée à Nice Eglė Vismantaitė avec ses amies compatriotes, entre autres.

Rencontres, vernissages d’expositions et visites de lieux d’art ; ces deux semaines ont été très intenses. En me réveillant le matin, il me fallait parfois quelques instants pour réaliser où et quand j’étais. Le centre ici me semblait éparpillé sur la carte, et, par les fenêtres de chaque train, je pouvais voir la mer et les montagnes. L’attention portée au passé et à la rêverie de ces splendides terres du sud flottait dans l’air. Le printemps commençait à peine à prendre de l’ampleur. C’était si spécial d’être ici, d’avoir la chance de voir, de percevoir et de rencontrer tout cela. Autrement, cela aurait été plutôt complexe à réaliser. Surtout en ayant à l’esprit tous les contacts artistiques avec lesquels la résidence m’a mise en relation directe.

Aujourd’hui, alors que la Lituanie se prépare pour son année de la culture lituanienne en France en 2024, je continue à m’interroger sur les différentes façons possibles d’utiliser la connaissance, les rencontres et l’expérience que la résidence m’a si généreusement apportées. Grâce à des opportunités comme celle-ci, nous continuons à découvrir le monde, à devenir ses citoyen·nes, à améliorer et à continuer de faire le travail que nous faisons, de notre mieux.

Neringa Bumblienė
28 juin 2022 – Vilnius, Lituanie
Traduction française : Clelia Coussonnet - SISUME